On se demande parfois ce qu’aurait été notre vie si on était né ailleurs, dans une autre famille, à une autre époque. On se demande si on aurait été plus heureux, plus aimé, plus riche, plus beau, quel genre de personnes on aurait côtoyé. On se surprend à rêver d’une autre existence à laquelle on n’aura jamais droit, une existence illusoire qu’on pense vivre la nuit dans nos songes les plus secrets. On ferme les yeux, on se coupe du monde dans lequel on évolue pour devenir souverain d’un univers fantastique dans lequel on contrôle tout, dans lequel on a tout ce que l’on veut. Alors le matin on ouvre de nouveau les yeux et on subit notre existence avec tous les défauts qu’elle comporte, on se demande pourquoi nous et pas un autre. Pourquoi on vit ? Pourquoi on meurt ? Pourquoi on rit ? Pourquoi on pleure ? Pourquoi, pourquoi, tant de questions auxquelles on ne répond jamais. Toute sa vie on part en quête d’un "Grand Peut-être", toute sa vie on se demande si on a fait les bons choix, si malgré le fait qu’on n’ait pu choisir l’endroit d'où l'on vient, on peut toujours choisir où l'on va.

Elle est belle. Sa peau d’une pâleur de mort, ses yeux chocolat, ses cheveux en bataille, son sourire épanoui … Chaque parcelle de son être était destinée à être mienne, à être faite pour moi. Sa main glisse sur ma nuque, sur mon torse et je la capture entre mes bras. Dans une étreinte passionnée, nous écrivons nos promesses et nos lendemains. J’oublie que nous sommes dans le présent, qu’à la maison m’attendent un homme et une femme froids comme du marbre qui ne connaissent que le sens des mots « gagner » et « écraser », un frère drogué et une sœur extrêmement fragile qui doit souvent aller à l’hôpital et qui, d’après les médecins, ne dépassera peut-être pas la vingtaine. J’oublie que je souris pour faire croire que tout va bien, que mon avenir est tracé et qu’il s’annonce tout sauf amusant, que j’ai tout mais rien de ce dont j’ai besoin. Elle est là, elle me sourit, et plus rien ne compte. « Tu m’aimes ? » je demande d’une voix douce. Elle sourit d’un air mystérieux, se mord la lèvre et frotte son nez contre le mien. Nous ne sommes que des adolescents, nous ne savons pas ce que ça veut dire, aimer. Mais nous le sentons. Nous savons que notre cœur bat un peu trop vite, que l’autre est notre raison de nous lever le matin et de nous coucher le soir, et ça nous suffit. «  A ton avis ? » elle réplique de sa voix tendre et enfantine que j’aime tant. Elle rit un peu, pose encore ses lèvres sur les miennes. Le monde s’arrête de tourner. « Reste avec moi ce soir. » Elle éclate de rire et renverse sa tête en arrière, faisant tomber ses cheveux en cascade dans son dos. Comment fait-elle pour être aussi belle ? « Tu sais bien que je ne peux pas, tes parents me détestent. » « Je suis sûr qu’ils finiront par t’aimer. » Elle secoue la tête. « Je suis pauvre, rappelle-toi. » « Je t’aime, moi. » je réponds. Elle se lève, entrelace ses doigts aux miens et lance un : « Moi aussi, jusqu’à ce que la mort nous sépare. » avant de s’éloigner en faisant claquer ses sandales en cuir sur le sol de l’usine désaffectée.

« J’en ai rien à faire, je veux ce dossier sur mon bureau à dix-huit heures sinon c’est pas le poste d’assistant que tu vas avoir, mais de nettoyeur de chiottes ! » je crie dans mon oreillette. « Mais … Il me reste une centaine de feuilles à remplir ! J’aurai jamais terminé ! » se lamente mon peut-être futur assistant. « Et ben tu devrais écrire au lieu de parler ! N’oublie pas, dix-sept heures ! » « Mais vous avez dit dix-hu… » Je raccroche et grogne. A mes côtés, mon épouse se mord la lèvre pour ne pas rire. « Quand est-ce que tu vas arrêter de foutre la trouille à ce gosse ? Tu sais bien qu’il y croit à chaque fois. » Je lâche un rire amusé et m’engage sur la nationale. Elle sourit aussi et pose sa main sur la mienne, que je serre avec amour. Nous nous étions promis d’être ensemble, nous le sommes toujours. Je la dépose devant le musée d’histoire naturelle dans lequel elle travaille avec une passion et une attention déroutantes et file à l’hôpital. Mes parents m’ont appelé ce matin, mon frère et ma sœur y sont tous les deux. Je soupire et entre dans la chambre, agacé. Je suis épuisé de venir ici aussi souvent, je ne supporte plus la blancheur de ces murs, le silence permanent et l’odeur de mort. « C’est gentil, fallait pas. » s’exclame mon frère en jetant un coup d’œil  aux ballons en forme de cœur que j’ai apporté pour lui foutre la honte. Je m’assieds sur son lit et regarde ma sœur qui dort paisiblement, dans le lit voisin. « Qu’est-ce que t’as foutu, encore ? » Il détourne le regard et reste silencieux. Pourquoi est-ce que les gens qui ont tout ce qu’ils veulent dans la vie sont les plus malheureux ? « Elle m’inquiète. » il répond, en se tournant vers notre sœur. Je hoche la tête. « Moi aussi. » je dis seulement. Je ne sais pas quoi dire d’autre. Nous sommes impuissants, à la regarder se battre avec une maladie que personne ne détecte, pas même les médecins. « Ça va les gars, je vais bien. » elle marmonne, en faisant une grimace digne d’un bébé de primaire.

« … les feuilles pour la société de Oxford. Monsieur Karlsbourg a appelé, il veut vous voir demain dans la matinée, à propos du projet d’énergie renouvelable dont il vous a parlé, il ne m’a pas donné plus de détails. J’ai également aidé l’autre abruti à finir de remplir le dossier qui vous attend sur votre bureau. » Je pose ma main sur son épaule, impressionné. « Très bon travail, mais pense à te reposer aussi. Quant à toi, prend-en de la graine. Ça, c’est quelqu’un qui ira loin. » Elle sourit de contentement, et ses yeux à lui roulent dans leur orbites. J’adore ces gamins. Vraiment. Ils sont un pur rayon de soleil et me sont d’une grande aide. Ils s’arrêtent et je continue mon chemin dans les couloirs de cette grande entreprise multinationale en énergie renouvelable et ressources énergétiques que j’ai héritée de mon grand-père. Tout le monde me salue au passage, et je le leur rends avec le sourire. J’ai l’impression d’avoir le monde entier à mes pieds, c’est une sensation déroutante et agréable. Je m’assieds dans mon fauteuil de cuir et je soupire. La seule dont j’ai vraiment envie, au fond, c’est d’être avec elle. Si mes parents ont désapprouvé cette union, ils n’ont pas eu le choix et ont été obligés d’accepter. C’était ça, ou je m’en allais. Elle est d’une douceur inégalable, d’une gentillesse unique et d’une beauté fragile qui me rend dingue. Mon portable vibre et je jette un rapide coup d’œil à son texto, avant de me concentrer de nouveau sur mon travail. Du moins, j’essaye. Quelque chose ne va pas, c’est trop calme. Depuis quelques temps, tout me semble étrange et lourd, comme si quelque un évènement terrible allait se produire. Mais je suis bien loin de me douter que mes doutes allaient se confirmer dès le lendemain, et être encore pire que tout ce que je peux imaginer.

Un hurlement me fait sursauter et je me lève à la hâte, avant d’ouvrir la porte de mon bureau. C’est la panique. Tout le monde court, crit et je tente de crier plus fort qu’eux : « Oh, c’est quoi le problème ici ? ON EST PAS A LA FOIRE ! » Mon assistante me fonce dessus et me rentre dedans de plein fouet. Elle lève les yeux et je lui lance un regard d’incompréhension. Elle rougit et s’écarte de moi brusquement, comme si elle avait touché un truc dégueulasse. Je suis terriblement vexé, mais je ne le montre pas. « Pas le temps de vous expliquer, il faut partir d’ici tout de suite ! » Mon deuxième assistant arrive, essoufflé, et nous entraîne en courant. Je ne me pose pas de question et le suis, parce que ça a l’air vraiment grave. On fonce dans ma voiture et on ferme à clé, historie d’être en sécurité. Le garçon est à moitié mort sur les genoux de la fille, haletant comme un bœuf. « Quelqu’un peut m’expliquer ce qu’il se passe, maintenant ? » Complètement paniquée, elle répond : « J’en sais rien. » Comment ça ? Je fronce les sources et j’écarquille les yeux : « Comment ça, t’en sais rien ? Tout le monde crie et court dans tous les sens, sans savoir pourquoi ? » Elle secoue la tête. « C’est pas ça, c’est … Je sais pas ce que c’était. Regardez par vous-même. » Je tourne lentement le visage. Ce n’est plus humain. C’est informe, écœurant, et pourtant la silhouette rappelle nettement ce que ça a été. Une femme, un visage balafré et ignoble, du sang sur les vêtements. J’avale ma salive et prends une grande inspiration. « Il faut partir le plus loin possible d’ici. » Elle hoche la tête, à deux doigts de pleurer. Je la laisse s’occuper de son meilleur ami, fonçant vers la maison. Je veux voir ma femme, mes parents, mon frère et ma sœur, les emmener avec moi très loin de ce cauchemar. Ou en tout cas, j’espère que c’en est un et que je vais me réveiller.

« Qu’est-ce qu’il se passe, Castiel ? » Elle tient à peine debout, terriblement faible. « Où sont les parents et Adrian ? » Elle tire un peu sur sa robe, décoiffée et pâle, gênée que mes assistants puissent la voir dans une telle tenue. Automatiquement, mon assistante se retourne parce qu’elle comprend, et elle force le garçon à faire de même, qui obtempère sans comprendre. « Je ne sais pas. Tu viens de me réveiller, je ne les ai pas vus. » La panique s’empare de moi mais je tente de rester calme. « Castiel, qu’est-ce qu’il y a ? » elle répète. « Prépare un sac, habille-toi le plus possible et rejoins nous dans la cuisine. On doit partir tout de suite. » Dix minutes plus tard, elle nous rejoint difficilement, mais semblant plus en forme que tout à l’heure. Mon assistante lui propose son bras et elle accepte avec plaisir. Nous filons alors chez moi pour voir ma femme. J’ouvre la porte et monte les escaliers en courant, hurlant son nom. Mon cœur bat à une vitesse folle, je n’ai aucune réponse. En voyant la poignée de la porte de la chambre, je retiens un haut le cœur. Je la pousse du bout du pied et la vision que j’ai de cette pièce me donne carrément la nausée. L’odeur du sang envahit mon nez et je plaque ma main sur ma bouche. Aucune trace d’elle. Je redescends et m’installe au volant. « On doit partir, Castiel ! » hurle mon assistante alors que je suis prêt à aller jusqu’au musée. « On a plus le temps. On est désolé, elle sera peut-être à l’abri. » enchaîne mon assistant. Ils ne m’ont jamais parlé comme ça avant, comme si on était … Intimes. Enfin, j’ai l’impression d’être autre chose qu’un tyran à leurs yeux. Une larme coule sur ma joue sans que je ne puisse la retenir, et ma sœur l’essuie du bout du doigt. « Tu la connais. Elle te supporte depuis dix ans maintenant, alors ce qui se passe c’est rien comparé à un mariage avec toi. » J’arrive presque à rire. « Wahou, vous êtes ensemble depuis dix ans ? Impressionnant ! » Je le foudroie du regard dans le rétroviseur. « La ferme. On y va. » Et nous errons sur les routes, observant ici et là les ravages de ce chaos ambiant qui a détruit notre univers et qui marque un tournant dans notre histoire à tous.

Ca fait une semaine que l’on fuit. Quand on pense être assez loin, assez loin de tout ce qui peut nous rattacher à eux, nous décidons de nous arrêter dans un môtel. Très mauvaise idée. Nous prenons deux chambres, une pour mon assistant et moi, l’autre pour les filles. Si j’avais eu le choix, j’aurais autant aimé dormir avec ma sœur. Allongé sur le lit, je regarde le plafond avec une lassitude sans nom. « Ca va ? » il me demande, le visage tourné vers moi. Je préfère ne pas répondre. « Joker. » je lance, provocateur. Il rigole doucement. « Merci, moi ça va bien. » Je tourne enfin les yeux vers lui et plante mon regard dans le sien. « T’as pas de famille, toi ? » Son sourire en dit long. « Je ne sais pas ! » Il me raconte qu’il a passé sa vie en orphelinat avec l’autre assistante, et que tous les deux n’ont jamais été adoptés parce qu’ils auraient préféré mourir que d’être séparés. A leur majorité, ils ont trouvé un travail dans mon entreprise ensemble et ont également décidé de vivre dans le même appartement. Ils se considèrent comme frère et sœur, et leur relation est plus forte que la vie et la mort. Son histoire me touche, mais je garde le silence. Nous nous regardons sans échanger un mot, et j’ai cette même impression que la dernière fois que j’ai été seul et proche de lui : les mains légèrement moites, le cœur léger. Pour la première fois depuis une semaine, j’oublierais presque que ma femme est quelque part, blessée, terrifiée ou pire, et que je ne peux rien faire pour elle. Il s’approche de moi et je ne m’éloigne pas, et ses lèvres effleurent les miennes. « Pardon. » il s’écrie en s’écartant, avant de tomber du lit. Je l’aide à remonter dessus. « Essaye de dormir, gamin. La journée de demain va être longue. » J’ai l’air détendu, mais je n’en mène pas large. Mon cœur s’affole, j’ai envie de plus. Et je me dégoute à l’idée d’y penser.

Les choses vont tellement vite, ici ! Nous sommes arrivés à Grimsby il y a un moment. A la radio, on a entendu que la ville fortifiée accueillait tout le monde et que la menace ne toucherait pas cet endroit. Comme la moitié des gens du coin, on y est bien entendu allé. J’ai trouvé un boulot de protecteur, mon assistante s’occupe des blessés avec ma sœur, quand elle a la force de travailler. Quant à mon idiot d’assistant préféré, il s’occupe des ravitaillements. On pensait pouvoir vivre tranquillement, mais les choses se sont compliquées : maintenant, il y a même des zombies à Grimsby. Nous sommes constamment sur nos gardes, vivons dans l’angoisse. Nous voudrions profiter de chaque instant, mais nous n’y arrivons même plus. Six mois que nous sommes là. Six mois que nous nous terrons et tirons sur tout ce qui bouge anormalement. Ma femme me manque, mon frère me manque. Je ne les ai pas vus, je n’ai pas de nouvelle, mais je garde l’espoir qu’ils soient là, quelque part sur terre, en sécurité. « Castiel ? Tu es blessé ? » La jeune femme prend délicatement mon avant-bras et sourit. « Attend, on va soigner ça. Sinon ça va s’infecter. » « C’est rien, t’en fais pas. » Elle secoue la tête et tient fermement mon bras. « Je ne veux pas te perdre, d’accord ? Si jamais il t’arrivait quelque chose, je crois que j’en mourrais. » J’ouvre la bouche mais la stupeur m’oblige à la refermer immédiatement. Je passe ma main dans ses cheveux. « Il ne m’arrivera rien. » Elle acquiesce, visiblement gênée par ce qu’elle vient de dire. Je la laisse me guérir sans dire un mot et retourne voir ma sœur. Etrangement, depuis que nous sommes dans cette galère, elle semble en bien meilleure forme. A part en cet instant, où elle est troublée. « Qu’est-ce qu’il y a ? » je demande. Elle lève les yeux vers moi : « Adrian est là. Il est vivant. »