Ne répond pas. Range ta chambre. Mange tes légumes. Ne te maquille pas pour aller à l'école. Va en cours. Assied toi. Tais-toi. Sois belle. Coiffe tes cheveux. Ne le regarde pas. Occupe-toi de ta soeur. Conduis-toi comme une grande. Ne me coupe pas la parole. Fais ce que je te dis. Va faire les courses. Fais la vaisselle. Debarrasse la table. Baisse la musique. Fais tes devoirs. Rentre tôt. Passe-moi le sel. Je te confisque ton portable. Ne me regarde pas comme ça. Ne me répond pas. Sois la meilleure. Sois la plus intelligente. Ne te contente pas d'être heureuse. Ne porte pas de jupes. Ne dépense pas d'argent inutilement. Va m'acheter des bières. Change la couche de ta soeur. Ne cours pas dans le couloir. Baisse les yeux quand tu me regardes. Va m'acheter mes cigarettes. Viens là que je t'en mette une. Arrête de vivre.

J’étouffe. Sous-vêtements de cuir, bas résille, talons aiguilles, debout sur le comptoir du cabaret. Ils me regardent, crient mon surnom. « Birdy, Birdy ! » C’est comme ça qu’on m’appelle, ici. J’étouffe. J’ai la tête qui tourne, l’alcool et l’ecstasy ont fait leur effet. J’ai l’impression de voler, les voix sont lointaines et les lumières me redent dingues. Je n’ai même plus conscience que j’écarte les cuisses devant des dizaines d’étrangers qui ne payent que pour pouvoir mater une adolescente et oublier que leur femme ne les satisfait plus. Ils sont ignobles, ils me répugnent. Boire et me drogue, c’est ma façon à moi de supporter cette humiliation. Je suis salie, souillée. Je devrais être en train de faire mes devoirs comme une adolescente normale, téléphoner à ma meilleure amie pour lui parler du garçon super mignon qui a croisé mon regard, devant les casiers du lycée. Mais à la place je danse, et je laisse ces hommes et parfois ces femmes toucher mes cuisses du bout des doigts et enfoncer des billets dans mon soutien-gorge. Je n’ai aucun choix, je le sais depuis toujours. C’est mon seul moyen de nourrir ma sœur, acheter les cigarettes et les bières de mon père. Mon père, quel grand mot pour un homme si écœurant ! Gros, gras, un marcel blanc tâché et des poils dans le dos, il suinte la transpiration et ses dents sont jaunies par le tabac. Il sent l’alcool, l’urine, se traîne à peine du canapé au frigo et connaît notre existence que lorsqu’il a besoin qu’on lui rende un service. « Hé Birdy ! Montre-en plus ! » crie un homme, me faisant redescendre sur Terre. L’être humain est horrible, l’Homme est un loup pour l’Homme. J’étouffe, j’ai honte, j’ai envie de disparaître. Ma mère savait-elle ce que ça me coûterait, en partant ? Savait-elle que mon existence deviendrait un tel enfer que mon désir le plus secret serait la fin de ce monde et de ses habitants ? Lentement, je défais la ficelle de mon corset qui tombe à terre et les hurlements fusent, joyeux et malsains.

« Tu ne veux pas me dire où tu vas quand tu n’es pas à la maison ? » Je regarde son reflet dans le miroir et passe la brosse dans ses cheveux, les lèvres pincées. Melody n’a pas besoin de savoir ce que je fais, elle n’est qu’une enfant. Je me bats pour qu’elle soit en bonne santé, qu’elle puisse aller à l’école … Et je tiens à ce que ça s’arrête là. « Je porte une tenue noire et j’enfourche une moto. Je parcours l’Angleterre, j’arrête les méchants et la police me récompense pour l’avoir aidée. » Elle sourit mais bien vite, sa mine devient triste. « Je sais que ce n’est pas vrai. Tu me le diras un jour, hein ? » Je dépose mes lèvres sur sa tête et soupire. « J’espère ne pas avoir à le faire Melo. J’espère que tout ça sera très vite terminé. » Elle acquiesce et attrape le poney rose qui lui sert de seul jouet depuis sa plus tendre enfance, histoire de passer à autre chose. Je me mors la lèvre et soupire encore, déçue de la décevoir. J’aimerais tellement la préserver de tout ça, qu’elle reste innocente le plus longtemps possible ! Si je suis venue au monde, c’est uniquement pour protéger cette enfant qui me considère davantage comme sa mère que comme sa sœur. Parfois, elle m’appelle « maman ». « Pourquoi tu touches tout le temps ton ventre ? T’es malade ? » Je hausse les épaules. « J’en sais rien, je me sens mal. » Si je n’avais pas été vierge, j’aurais certainement pensé que j’étais enceinte. Mais je sais très bien ce que les médecins, eux, me diraient : arrête de te droguer, arrête de boire et de passer tes jours et tes nuits à travailler sans dormir, arrête de vivre dans un endroit aussi sale. Je me retourne et cours à la salle de bain, avant de vomir, la tête dans les toilettes. Je vomis mon dégout pour moi-même, pour le monde. « Bouge Shay, j’ai envie de pisser ! » lance mon père derrière la porte, en tambourinant comme un forcené. « Dégage putain, c’est pas le moment ! » je réponds, avant de vomir une fois de plus. La porte s’ouvre et il m’attrape par les cheveux, avant de me jeter par terre. Je me frappe la tête contre la baignoire. « Ne me parle plus jamais comme ça sale petite garce, tu n’es rien. Compris ? La prochaine fois, je te tue. » Il pisse et claque la porte derrière lui, et je crache : « C’est moi qui te tuerai le moment venu. »

Les gens ont commencé à arriver en masse. D’abord je n’ai pas compris pourquoi, et puis l’horreur de la situation m’a sauté aux yeux. Une nuit, on s’est fait virer de chez nous. Ils étaient quatre, et je ne pouvais rien y faire. J’ai essayé de les virer, de les insulter et leur taper dessus, mais je me suis pris un coup de pieds dans le ventre et j’ai arrêté de lutter. J’ai attrapé la main de Melody et j’ai pointé mon arme sur eux, pour qu’ils nous laissent sortir de l’appartement. Melody a fondu en larmes et j’ai mis mon manteau sur ses épaules, me retrouvant avec la minirobe en cuir qui aurait dû servir au cabaret. Nous sommes en plein mois de décembre et partout, c’est la panique. Meldoy m’observe et pour la première fois depuis que j’ai commencé à travailler en tant que danseuse, je me rends réellement compte de la déchéance que j’ai subi. Je ne suis plus une femme, je suis un objet. « Viens, ne restons pas là. » Les survivants qui ont fui leurs villes se pressent les uns contre les autres, se protégeant de la neige qui tombe drue. Nous marchons un moment et Meldoy finit par se plaindre qu’elle a mal aux pieds. Je jette un coup d’œil aux alentours et pousse la porte de l’immeuble. Nous sommes au chaud, mais sommes-nous en sécurité ? Nous montons les marches jusqu’à ce que j’arrive devant l’appartement que je cherchais et j’entre sans frapper. « Qui est là ? » crie une voix depuis la cuisine. La tête blonde de Cassie apparaît, tenant un pistolet à la main. « Ah, c’est vous. Qu’est-ce que vous faites là ? » Je lui explique qu’on est parties et qu’on en a profité pour échapper à notre père qui, de toute façon, va crever de faim et de soif dans une ruelle enneigée. Melody dort sur mes genoux, épuisée. Nous parlons de ce qu’il se passe, de la façon dont on va s’en sortir. Cassie veut bien qu’on vive avec elle, ça la rassure de savoir qu’elle n’est plus seule. Je l’embrasse tendrement et elle me rend mon baiser, comme nous le faisons parfois. Entre nous c’est purement amical, il n’y a rien d’autre. « Merci Cassie, t’es une vraie pote. » Elle fait un signe de tête vers Melody. « C’est pour elle que je le fais. On est foutues nous, mais il reste des gens comme elle qui valent la peine qu’on les sauve. » J’acquiesce et me ronge l’ongle du pouce.