Assise sur une colline qui surplombait tout une vallée verdoyante, Dahlia scrutait l'horizon à l'aide de jumelles qu'elle avait récupéré quelques jours auparavant sur le cadavre déchiqueté d'un surveillant de prison en repensant à ses dernières semaines. Cela faisait deux mois aujourd'hui que Dahlia avait quitté Grimsby clandestinement pour rejoindre le camp des nomades. Deux mois qu'elle n'avait pas pris une seule douche chaude ou manger un seul VRAI repas. Mais au fond d'elle, elle savait que cette vie-là ne lui manquait pas. Les nomades étaient comme une grande famille. Tous le monde se connaissait et il y avait une réelle solidarité au sein du groupe. Et ici, il n'y avait aucun mensonge. Quand on était dans la merde, on le savait. On ne nous mentait pas en nous disant que tout allait bien.

Ce soir, Dahlia devait surveiller le campement avec Jake Adams. Jake, c'est le genre de type asocial, qui n'aime personne, froid, distant, rebelle, solitaire et discret. Mais il avait quelque chose en plus qui faisait que Dahlia se sentait bien avec lui. Ils ne se sont jamais adressés la parole. Enfin ... Ils n'ont jamais eu une vraie discussion. Les seules paroles qu'ils s'échangeaient, c'était: « Passe-moi les munitions ... » ou « On mange. ». Rien de bien pertinent. Et pourtant, depuis le soir où le campement a été envahi et qu'il lui a sauvé la vie et réciproquement, Dahlia ne peut s'empêcher de penser à lui. Il a beau avoir presque vingt ans de plus qu'elle, elle est attiré par lui. Elle ne saurait dire si c'est de l'amour ou juste une simple ... fascination. Tout ce qu'elle sait, c'est qu'il a quelque chose qui le rend exceptionnel, unique et ça, ça plaît à la jeune femme qui, dès qu'elle en a l'occasion, l'observe et pense à lui. Un bruit derrière elle attira son attention. La jeune femme se retourna et aperçut Jake en train de charger son arme. Son coeur s'emballa quand il tourna la tête pour lui adresser un simple hochement de tête. Mais elle avait la capacité de masquer ses émotions et donc, elle resta complètement impassible alors qu'au fond d'elle, elle hurlait de joie. Il s'approcha d'elle mais elle fit mine de ne pas s'intéresser à lui. Elle se leva et porta à nouveau les jumelles devant ses yeux. Elle aperçut à la lisière de la forêt, à plusieurs centaines de mètres, un rôdeur. Dahlia tendit donc les jumelles à Jake pour lui montrer le mort. Ses doigts effleurèrent accidentellement les siens. Elle sursauta et retira rapidement sa main. Jake l'ignora totalement et regarda dans les jumelles. Tout en scrutant l'horizon, il sortit de sa poche une peluche. Pas n'importe qu'elle peluche: elle avait appartenu à la fille de Dahlia, Lily, qui était morte quelques mois auparavant, dévorée devant ses yeux par des rôdeurs. Il ne dit rien et la lui tendit. Surprise et choquée à la fois, Dahlia dit avec une pointe de colère: « Où as-tu eu ça ? ».

Il ne se rappelait pas à quand remontait sa dernière nuit de sommeil complète. Complète. Il se demandait parfois même s'il avait déjà connu pareille nuit. Peut-être. Lorsqu'il pouvait se boire des bouteilles de Whisky pour oublier - et cela arrivait si peu. Quand on grandissait avec un père alcoolique, on se découvrait une certaine haine envers la boisson. Mais il devait admettre que parfois, ça aidait à oublier. A s'évader. Mais depuis la contamination, il n'avait jamais pu fermer l'oeil de la nuit. Pendant des semaines, il avait rôdé seul, surveillant ses arrières et ne dormant que sur une oreille. On ne pouvait pas se permettre de se laisser aller en ces temps maudits. Il avait tenu un long moment ainsi. A l'aide de Jack Daniels et de quelques calmants emportés lors des émeutes en centre ville. Parce que, lorsque tout le monde avait fini par comprendre qu'à présent c'était chacun pour sa poire et que tous les beaux principes et les belles lois établis par les hommes depuis toujours ne leurs étaient d'aucun secours, tout le monde s'était rechargé à bloc. Jake le premier.

Il appréciait monter la garde. Il appréciait pouvoir être utile pour le groupe. Ce groupe qu'il refusait d'intégrer au départ. Car "mieux vaut être seul et ne compter que sur soi-même". Mais il avait fini par comprendre, aussi borné qu'il puisse être, que dans ce monde apocalyptique, il valait mieux se souder les coudes et vaincre ces morts vivants ensemble. Il appréciait donc avoir les armes en mains. Les utiliser à volonté. Sans que l'on vienne l'emmerder parce qu'il fendait le crâne en deux d'un pauvre type qui n'avait rien demandé. Car il le savait aussi, ces hommes et femmes difforment et assoiffés de sang n'avaient rien demandé non plus.

Un coup d'oeil. Il ne se permit qu'un seul coup d'oeil. Elle était sur la colline. Les jumelles en mains. Elle semblait presque irréelle à ses yeux. Car s'il appréciait la compagnie des femmes, il ne s'était jamais senti jusque-là intimidé par elles. Dahlia était différente. Elle le rendait nerveux. Elle l'impressionnait. Parce qu'elle était fragile. Et forte à la fois. Imprévisible. Et pourtant, il avait souvent l'impression de la comprendre sans qu'ils aient besoin de parler. Elle n'était pas le genre de femme à hurler devant le danger, mais à prendre le fusil et tirer. Il devait l'admettre, elle avait du cran et du courage. Quelque chose qu'il appréciait et respectait. Et qui le fascinait malgré lui. Il passa sa main à l'arrière de son jean, sentit l'objet qu'il devait lui rendre. Il l'avait vu tombé de son sac. Il aurait pu la prévenir à l'instant même où la peluche était tombée. Cela lui aurait sans doute éviter de devoir lui faire face et de lui parler. Mais quelque part au fond de lui, il désirait la découvrir et la connaitre ...

Prenant son fusil, il tenta de se concentrer. Si les coups de feu pouvaient attirer les morts, cela n'empêchait pas de se sentir plus en sécurité avec une arme chargée à portée de mains. Il releva la tête et croisa le regard de Dahlia. Ils n'avaient pas réellement besoin de parler. Une autre chose qu'il appréciait chez elle : elle ne posait pas de questions inutiles et ne cherchait pas à le faire parler. Mais ce qui l'irritait parfois, c'était de ne pas saisir ses pensées. Habituellement, il était plutôt bon pour cerner les gens. Leurs émotions. Mais avec elle, c'était quasiment impossible. Il hocha la tête à défaut de pouvoir prononcer le moindre mot. Jusque-là, ils n'avaient jamais échangé que des banalités. Concernant le linge, la nourriture ou la chasse.

" Il est tombé de ton sac, un peu plus tôt, " répondit-il sur le même ton. S'il n'appréciait pas qu'on lui parlât sur un ton bourru, il était plus étonné par celui de Dahlia que véritablement irrité. Fronçant les sourcils, il l'observa quelques instants avant de détourner le regard et se concentrer de nouveau sur le mort-vivant que l'on apercevait au loin. Rien ne semblait indiquer qu'il approcherait du campement. Mais il ne fallait jamais compter sur des "il ne semble pas".

" J'imagine que ... enfin ... apparemment, cette peluche compte beaucoup pour toi, " fut tout ce qu'il trouva à dire pour combler le silence qui s'était installé. Si habituellement, le silence faisait partie de leur routine, il lui pesait ce soir.

Les yeux rivés sur le petit ourson mauve et sale, Dahlia revivait la scène où elle perdit sa fille chérie. Le moment où elle perdit la personne qu'elle aimait le plus au monde. Le moment où elle comprit que maintenant, elle avancerait seule, qu'elle n'aurait le soutien de personne. D'une main tremblante, elle saisit la peluche et lui caressa machinalement la tête du pouce. Elle sentait les larmes monter et son coeur et sa gorge se serrer. La jeune femme pensait sans arrêt à sa fille. Elle a longtemps essayé d'oublier le passé, d'oublier sa vie d'avant, les personnes qu'elle avait connues et aimées car cela ne lui apportait rien de bon mais c'était tout bonnement impossible. Elle regarda Jake dans les yeux et dit doucement: « Effectivement, j'y tiens énormément ... Merci. ». Elle le trouvait beau et ne put s'empêcher de regarder ses lèvres. Elles étaient fines et la jeune femme constata avec étonnement qu'elles avaient l'air d'être douces. Dahlia détourna rapidement le regard, gênée, et revînt sur le rôdeur qui continuait d'avancer droit devant, traînant des pieds.

Cela faisait plusieurs minutes qu'ils ne s'étaient pas échangés un seul regard, un seul mot et ce silence devenait pesant. Dahlia s'était de nouveau assise sur la colline et pensait à sa fille, Lily. Elle se demanda soudainement si Jake avait perdu des personnes qu'il avait aimé. Si l'un de ses proches avait fini comme repas pour les morts. Il avait l'air tellement solitaire que cela l'étonnerait énormément. Étrangement, Jake lui faisait penser à son défunt mari. Il était discret, intimidant mais rassurant. Et pourtant, il avait quelque chose en plus. Elle ne saurait dire quoi. Quand elle se retourna, elle le vit s'approcher. Il s'assit juste à côté d'elle, sans la regarder ou lui adresser le moindre mot, une fois de plus. Il ne parlait jamais pour ne rien dire et ça, c'était agréable. Dahlia détestait les gens bavards. Elle ferma les yeux et laissa le vent lui caresser le visage. Elle aimait ces moments de calme, loin des discussions inutiles du campement. La question qu'elle s'était posée sur Jake quelques minutes auparavant lui trottait dans la tête. Elle ouvrit la bouche mais la referma aussitôt. Peut-être n'avait-il pas envie d'en parler ou de parler, tout simplement ? Dahlia fronça les sourcils et se redressa, contrariée. Elle voulait apprendre à le connaître, savoir plus de choses sur lui que son prénom. Mais elle ne savait pas comment l'aborder. Elle se mordit donc les lèvres et resta silencieuse.

Il n'était pas du tout habitué aux émotions. Il n'était pas habitué à voir des femmes pleurer. A les voir rire aux éclats. A les voir les yeux embués de larmes, sans que ces dernières ne coulent. Il n'était pas habitué à les voir en colère aussi. Quand elles s'enflammaient et criaient comme si le monde allait s'écrouler - et souvent pour rien - il fronçait les sourcils, se demandant sur quelle planète il avait atterri. Non, il n'était pas habitué et cela le mettait généralement mal à l'aise. Car il ne trouvait jamais les mots qu'il fallait dire. Le silence était sa meilleure arme. Sauf qu'avec Dahlia, il ne souhaitait pas garder le silence. Il avait beau se demander pourquoi, il préférait ne pas trouver la réponse.

" Je t'en prie, " répondit-il légèrement bourru. Il ne savait pas parler autrement. Il ne savait pas être doux. Attentionné. On ne lui avait pas appris à l'être. Et son passé ne l'avait pas aidé à le devenir. Peu importait, se disait-il le plus souvent. Il était comme il était et jusque-là il s'en satisfaisait. Sauf qu'il ne voulait pas qu'elle le craigne. Ou qu'elle le trouve désagréable. Foutaises, pensa-t-il. Qu'avait-elle de différent au final, pour qu'il veuille se comporter différemment ? Qu'avait-elle de différent pour qu'il ait envie de la connaitre mieux ? Lui qui aspirait à la solitude et la tranquillité. Lui qui avait mis du temps à s'habituer à Billie. Et encore aujourd'hui, parfois il avait envie de l'envoyer balader. Mais ne le faisait jamais. Parce qu'il la considérait comme sa propre fille, mais ça il ne le dirait jamais. Non, Dahlia était différente et lui inspirait des choses différentes. Il n'était pas sûr d'aimer ce sentiment.

" J'ai l'impression qu'il est seul, " lança-t-il après de longues minutes de silence. Sa présence à ses côtés le rassurait et le perturbait en même temps. Il avait envie d'être là, et il avait envie d'être ailleurs. Il avait envie de lui prendre la main, comme pour lui dire "je suis là si tu as besoin de parler". Mais il avait envie de fuir, pour ne pas avoir à faire face à son visage bouleversé. " Mais vaut mieux se montrer prudents, " continua-t-il tout en se levant. Le rôdeur pouvait avoir entendu du bruit de leur côté. Il pouvait aussi avoir aperçu la lumière des feux de camp - même si l'on s'efforçait de les diminuer ou de les éteindre à temps. Le fait est qu'il était là. Et que d'autres pouvaient arriver. Jake se retourna vers Dahlia, et au lieu de lui dire d'être prudente. Au lieu de lui demander de rester derrière lui. Au lieu de lui demander d'attendre - comme il l'aurait certainement fait avec n'importe qui d'autre, il lui fit signe d'aller d'un côté. Lui irait de l'autre. Pour tomber sur le rôdeur en même temps. Et l'achever au plus rapide.

Parce qu'elle savait comment réagir. Parce qu'il lui faisait confiance également. Parce qu'ils formaient une bonne équipe, et ce depuis le départ. Doucement, silencieusement et précautionneusement ils se retrouvèrent face à face de chaque côté du sentier - trop loin pour se regarder dans les yeux, yeux qui le hantaient, mais assez près pour savoir quand agir. Le rôdeur, d'un pas incertain et lent, ne les remarqua pas. Jake fit signe à Dahlia, signe d'agir et sans attendre, ils bondirent tout aussi silencieusement pour planter leurs armes dans le corps déjà déchiqueté du mort vivant. Il ne fallu pas plus de dix secondes pour que le cadavre tombe. Discret. Net. Sans avoir besoin d'alerter d'autres rôdeurs, ni même le campement qui dormait quelques pas derrière eux.

" Je dois admettre que tu m'impressionnes, " lança-t-il après quelques secondes, voire minutes. Il ne pouvait détacher son regard de la jeune femme. Elle ne tremblait pas. Et toutes les émotions qui avaient semblé l'envahir quelques minutes plus tôt semblaient avoir disparu. Pourtant, au fond, il savait qu'il n'en était rien.