J’en ai vraiment RAS LE FION de toi et tes putains de crise. Tu fais chier. Je sortis de ma chambre, furibond, poursuivi par ma mère en nuisette. Elle avait les cheveux en pétard. Son mascara dégoulinait sur son visage telle une vieille route mal goudronnée. Ses lèvres étaient gercées et meurtries par endroit. Elle avait sa mine de tous les jours. Je me ruai dans le salon, me laissant tomber à plat ventre sur les restes de pizzas et les cadavres de bières qui gisaient sur le canapé.
INSUPPORTABLE. J’en peux plus de vivre ici avec toi. Tu m’en fais voir de toutes les couleurs. Je vais craquer… sanglotait-elle, une main posée sur la hanche, l’autre tenant une clope. Ses jambes si maigres et violacées tremblaient toutes seules.
ARRÊTE DE CHIALER, CONNASSE. C’est MOI qui te supporte plus. T’es complètement tarée ma parole ! Faut te faire soigner. Je me redressai, attrapant une petite boite métallique posée sur la table-basse.
J’comprends pourquoi celui qui t’a baisé pour me faire s’est barré aussitôt. Du coin de l’œil, je vis les doigts de sa main droite tressauter. J’avais volontairement évité d’employer tout terme évoquant une quelconque relation paternelle avec cet individu. J’ouvris la boîte, sortant un petit sachet de poudre blanche. La coke ou l’héro, mes deux seules amoureuses. La réponse de ma mère ne se fit cependant pas attendre plus longtemps et une claque phénoménale me décrocha pratiquement la tête. Rapidement, je me relevai, faisant face à cette stupide femme de mon mètre soixante-quinze.
Si tu crois me faire peur, tu te trompes. Putain. Je sifflai entre mes dents, serrées comme un étau, à tel point que ça me donnait mal au crâne. Ma main se porta instinctivement sur le buste de ma mère, pour remonter jusqu’à sa gorge. J’exerçai une légère pression sur sa trachée.
Vire de chez moi. Et je me laissai tomber à nouveau dans le fauteuil. Je vis son regard de folle furieuse me mitrailler. Elle poussa un hurlement strident et commença à exploser sur le carrelage toute la vaisselle qu’elle put chopper à portée de main.
T’AS GAGNÉ, J’ME TAILLE. Je ramassai quelques affaires dans ma chambre, enfilai une veste avec rapidité et je claquai la porte d’entrée pour de bon.
Après cet épisode, dès que j’eus atteint le point de non-retour, on me vira de mon lycée. Je n’y avais jamais mis les pieds et le directeur ne s’était pas fait prier pour m’exclure. J’avais dix-huit ans, j’étais sans diplôme, sans emploi, sans attache. J’étais livré à moi-même, bien plus qu’auparavant. Que pouvais-je faire seul à Bristol ? Je ne faisais que ce que je savais faire de mieux : fréquenter les mauvaises personnes, m’amuser jusqu’à en vomir mes tripes dans les caniveaux, me droguer jusqu’à en perdre toute notion du temps et de l’espace. Je vivais aux crochets des autres, taxant des clopes à mes potes, piquant de l’argent dans le portefeuille des mecs que je baisais, me procurant de la drogue auprès de quelques dealers fiables.
Durant une de mes habituelles rave-parties, j’ai rencontré un certain Shemuel. Alors que la musique battait son plein, faisant vibrer nos âmes en perdition au rythme du son, nos regards se croisèrent parmi la foule. L’excitation montait en moi telle une flèche. Je ne pouvais expliquer cette réaction. La drogue. La bière. La musique. Ses yeux persistants. Je me faufilai à travers les gens, tâchant de passer sans me tôler. J’agrippai rapidement son avant-bras, posant ma main moite contre sa peau humide de sueur et d’alcool. Je me sentis alors happé par la foule qui tressauta au moment où les vibrations de la musique se firent de plus en plus fortes. Les cris d’euphorie emplirent mon crâne et je me laissai tomber en arrière. Ma main qui tenait le bras de Shemuel commença à glisser mais je l’emmenai dans ma chute avant même de pouvoir lâcher complètement prise. Par chance, certains eurent la fabuleuse idée de s’écarter, nous accordant suffisamment de place pour nous écraser lourdement dans l’herbe boueuse. Je poussai un râle. Merde, c’était froid et dégueu. Au moment où j’ouvrai les yeux pour me rendre compte de cette situation pitoyable, je vis Shemuel qui me dévorait littéralement du regard. Je plaquai sans ménagement mes mains salies contre ses joues, approchant dangereusement ses lèvres des miennes. Je pouvais sentir sa respiration haletante. Nos lèvres se cherchèrent un instant et finirent par se trouver. Ma langue s’aventura dans sa bouche avec parcimonie. Juste ce qu’il fallait, pas plus. On est resté à terre une bonne dizaine de minutes, s’embrassant comme de jeunes adolescents en émoi. Finalement, on nous a relevé, nous hurlant de dégager parce que les flics avaient débarqué. Sans chercher à comprendre, Shemuel me tira par la main et commença à courir. Je le suivis tant bien que mal, titubant presque sous les effets de la drogue et de l’alcool. On se frayait un chemin à travers l’émeute qui commençait à se produire. Au passage, je me pris deux ou trois coups de bras. Je pissais le sang par le nez, ma vue se troublait légèrement. Finalement, je me laissais presque baller contre Shemuel qui me tint sans grande difficulté.
Cette rencontre changea le cours de ma misérable vie car j’intégrais ensuite la maison close de Shemuel située à Leeds. Même s’il était proxénète, il restait un homme de valeurs. Abusivement protecteur, il ne laissait aucun client faire de mal à ses bijoux et entretenait une relation fusionnelle avec chacun d’eux. Toutefois, n’ayant jusqu’alors jamais partagé le lit de ses prostitués, il fut déconcerté quand il se rendit compte des sentiments qu’il éprouvait à mon égard. J’étais la seule personne à qui il se confiait et auprès de qui il passait ses nuits une fois la journée terminée.
∞
Le froissement des vêtements. Les respirations haletantes. L’envie grimpante. L’alignement des billets. Une nouvelle passe pour moi dans ma petite chambre du motel. Je fermais la porte de mon pied et poussais davantage l’individu dans la pièce. L’homme était un cinquantenaire, cheveux poivre et sel, un petit ventre rebondi. Il était tout aussi grand que moi, si ce n’est un peu moins. Dans ce genre de moment, quand le client me répugnait au plus haut point, je tâchais de penser à l’amoncellement d’oseille. Une vague de doute s’empara de moi quand je sentis bientôt les mains robustes de l’homme descendre dangereusement vers mes fesses à travers mon jean. L’image de Shemuel me revenait en pleine tronche comme un uppercut. Je me faisais violence pour ne pas me mettre à pleurer. Je réalisai à quel point j’étais fou de lui. Cet homme me faisait vibrer comme personne n’avait jamais su le faire. Quand je ne le savais pas près de moi, je m’inquiétais. Je me demandais ce qu’il pouvait bien faire de son temps libre, s’il pensait à moi, s’il s’adonnait à des activités extraconjugales, s’il se saoulait… Notre relation n’était peut-être pas commune aux autres, mais c’est ce qui faisait notre force.
Le cinquantenaire me rappela à la réalité quand il palpa mon séant de ses mains baladeuses et tremblantes d’excitation. Je fermai les yeux, me contraignant à penser à quelque chose d’excitant. J’avais beau réfléchir, passer en revue nos moments d’amour avec l’autre débile, je n’avais pas envie de partager de telles pensées avec un client. Je m’y refusais catégoriquement. C’est seulement quand je repoussai un peu plus le vieux avec un sourire entendu qu’il sortit aussi vite son chéquier de sa veste, comme s’il avait tout prévu. Son stylo noir aux finitions dorées gratta fébrilement le rectangle de papier bleuté.
Tu sais pertinemment que je ne prends que les espèces, chéri. Ne me prend pas pour un con, veux-tu. Ou je remballe la marchandise. dis-je en me tenant le paquet d’un geste assuré. Il ria jaune, laissa son chéquier en plan et entreprit de prendre son portefeuille. Mes mains se croisèrent instinctivement dans une joie non dissimulée à mesure que les billets tombaient délicatement sur la table basse. Sauf que le prix commençait à atteindre des sommets étranges. Je me mordis la lèvre inférieure, tiraillé entre l’envie de faire cette passe et celle de rebrousser chemin illico-presto. Je savais exactement ce que voulait le vieux. Les cinq-cents billets annonçaient une nuit entière de galipettes.
Prépare-toi mon mignon, je reviens. Et je filai dans la salle de bains.
Décroche bordel. La voix de Shemuel et son habituelle insulte tonnèrent au bout du fil. J’étais assis sur le rebord de la baignoire. Ma jambe tressautait d’anxiété.
Je rentre pas. On veut me garder cette nuit pour cinq-cents billets… Je savais que ça n’allait carrément pas lui plaire, que notre arrangement était de toujours rentrer à ses côtés, de ne jamais l’abandonner, de ne jamais faire de passe en dehors de la maison close. J’allais faire une première entorse à notre règlement qui scellait notre vie de «couple». Évidemment, il s’emporta et c’était tout bonnement légitime. J’entendis un bruit de verre cassé.
Et putain arrête de toujours tout péter quand quelque chose te plaît pas. Un jour tu vas finir par brûler la baraque ou carrément me buter… soupirai-je.
Et puis tu peux très bien te passer de moi pour te finir à la main devant un de tes petits pornos avec ces connasses. Je détestais ces filles. Elles étaient ma hantise. Qu’il parte avec une gonzesse était une réelle phobie. À tel point que je m’en rendais malade. Et il se jouait de ça, même s’il savait qu’au final il souffrirait à son tour en me voyant dans un sale état. Finalement, hurlant de rage, il coupa court à la discussion et me raccrocha au nez après une énième insulte. Je me levai de la baignoire. Je posai mon portable sur le rebord du lavabo et mes yeux se posèrent sur le miroir face à moi. Je restai silencieux, me sentant terriblement coupable de le savoir si malheureux par ma faute. Mais je l’avais prévenu; il savait que je ne changerai pas. Au final, ne m’avait-il pas choisi pour ce que j’étais ? Je me réfugiais derrière cette excuse pour ne pas devoir faire face à mes responsabilités, pour ne pas devoir me montrer faible et céder à mes sentiments. L’amour était quelque chose que je redoutais profondément tant j’avais peur d’être meurtri. Sauf que j’étais déjà tombé pour lui… Je l’aimais. Vraiment. Et dans un élan désespéré, retenant atrocement mes larmes, je me ruai sur mon téléphone pour en retirer la coque. D’un geste fébrile, je décrochai la batterie. Une petite photo de Shemuel virevolta un instant pour venir s’écraser telle une plume sur le carrelage. Je la pris entre mes doigts pour la fixer. La minute qui suivit, je sortis de la salle de bains. La nuit fut éprouvante.
Mes yeux fixaient le plafond tandis que je tirai lentement sur ma clope. Le vieux ronflait à côté, le cul à l’air. Mon regard se posa un court instant sur ce séant répugnant et flétri. J’eus un haut-le-cœur et je me levai précipitamment, laissant tomber ma cigarette sur ma cuisse. La douleur m’empêcha de vomir mais je me mordis violemment pour ne pas hurler, prenant la clope entre mes doigts pour venir l’écraser dans le cendrier posé sur la table de nuit. Je m’habillai en vitesse, prenant au passage les cinq-cents billets pour les mettre dans ma veste. Je ne pris pas la peine de réveiller le vieux. Il était à présent sur le dos. Toujours à poil. L’horreur. J’attrapai son stylo de bourge sur la table basse et entrepris de lui écrire «merci» sur son bide gonflé. La minute qui suivit, j’avais quitté le motel.
∞
Vous faites vraiment chier sérieux… Avshalom frappa du pied dans une bouteille en verre sur le sol. L’air si froid lui glaçait le sang. Le jeune homme était accompagné de Shemuel et de quelques autres personnes qu’ils avaient rencontrés. Un petit groupe qui s’affairait à trouver de quoi manger et se désaltérer. Le garçon s’était pourtant fâché quand ils avaient décidé de se séparer. C’était généralement un plan qu’Avshalom détestait, par peur de se retrouver seul à tomber nez-à-nez avec un rôdeur dans le but de chercher des trucs introuvables. Shemuel s’amusait à déambuler avec son fusil à pompe à la main tandis que les autres fouillaient dans les quelques voitures abandonnées et les sacs. L’ancien prostitué posait lentement un pied devant l’autre, semblant presque flâner en observant le ciel.
T’as le droit de donner un coup de main tu sais. Tu risques pas de mourir d’épuisement en tout cas… Ouais, mais je risque davantage de crever bouffé par un zombie qui sortira sa tête d’une portière que j’aurai ouverte. Et là tu chialeras toutes les larmes de ton corps parce que je finirai comme lui à essayer de mordre ton joli p’tit cul. Au lieu de dire de la merde, reste bien derrière moi trésor. Avshalom et Shemuel avaient cette particularité d’être si fusionnels et de se suffire à eux-mêmes. Bien qu’ils eussent été accompagnés un temps par ce groupuscule, c’était surtout par instinct de survie. Les chances de rester en vie en étant à plusieurs étaient accrues : quand une horde de rôdeurs surgissait, il fallait tout simplement courir plus vite que les autres. L’apocalypse s’était emparé de la terre; quand quelqu’un se faisait dévorer, ça en devenait banal pour certains, mais ça restait quelque chose d’atroce pour Avshalom. Jamais il n’avait pu se faire à ce nouveau monde même si Shemuel tâchait de le booster un maximum. Bientôt, il allait devoir apprendre à utiliser une arme à feu. La batte de baseball s’avérait efficace mais plus les mois s’entassaient, plus les zombies devenaient nombreux. Et contre une horde, un simple bout de bois devenait futile.